Antigone: scènes 3 et 4
Entre Ismène.
ISMENE __ Tu es déjà levée ? Je viens de ta chambre.
ANTIGONE __ Oui, je suis déjà levée.
LA NOURRICE __ Toutes les deux alors ! ... Toutes les deux vous allez devenir folles et vous lever avant les servantes ? Vous croyez que c'est bon d'être debout le matin à jeun, que c'est convenable pour des princesses ? Vous n'êtes seulement pas couvertes. Vous allez voir que vous allez encore me prendre mal.
ANTIGONE __ Laisse-nous, nourrice. Il ne fait pas froid, je t'assure ; c'est déjà l'été. Va nous faire du café. (Elle s'est assise, soudain fatiguée) Je voudrais bien un peu de café, s'il te plaît, nounou. Cela me ferait du bien.
LA NOURRICE __ Ma colombe ! La tête lui tourne d'être sans rien et je suis là comme une idiote au lieu de lui donner quelque chose de chaud. Elle sort vite.
ISMENE __ Tu es malade ?
ANTIGONE __ Ce n'est rien. Un peu de fatigue. (Elle sourit) C'est parce que je me suis levée tôt.
ISMENE __ Moi non plus, je n'ai pas dormi.
ANTIGONE, sourit encore. __ Il faut que tu dormes. Tu serais moins belle demain.
ISMENE __ Ne te moque pas.
ANTIGONE __ Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand j'étais petite, j'étais si malheureuse, tu te souviens ? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois, je t'ai attachée à un arbre et je t'ai coupé tes cheveux, tes beaux cheveux... (Elle caresse les cheveux d'Ismène) Comme cela doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées autour de la tête !
ISMENE, soudain. __ Pourquoi parles-tu d'autre chose ?
ANTIGONE, doucement, sans cesser de lui caresser les cheveux __ Je ne parle pas d'autre chose...
ISMENE __ Tu sais, j'ai bien pensé, Antigone.
ANTIGONE __ Oui.
ISMENE __ J'ai bien pensé toute la nuit. Tu es folle.
ANTIGONE __ Oui.
ISMENE __ Nous ne pouvons pas.
ANTIGONE, après un silence, de sa petite voix. __ Pourquoi ?
ISMENE __ Il nous ferait mourir.
ANTIGONE __ Bien sûr. A chacun son rôle. Lui, il doit nous faire mourir, et nous, nous devons aller enterrer notre frère. C'est comme ça que ç'a été distribué. Qu'est-ce que tu veux que nous y fassions ?
ISMENE __ Je ne veux pas mourir.
ANTIGONE, doucement. __ Moi aussi j'aurais bien voulu ne pas mourir.
ISMENE __ Ecoute, j'ai bien réfléchi toute la nuit. Je suis l'aînée. Je réfléchis plus que toi. Toi, c'est ce qui te passe par la tête tout de suite, et tant pis si c'est une bêtise. Moi, je suis plus pondérée. Je réfléchis.
ANTIGONE __ Il y a des fois où il ne faut pas trop réfléchir.
ISMENE __ Si, Antigone. D'abord c'est horrible, bien sûr, et j'ai pitié moi aussi de mon frère, mais je comprends un peu notre oncle.
ANTIGONE __ Moi je ne veux pas comprendre un peu.
ISMENE __ Il est le roi, il faut qu'il donne l'exemple.
ANTIGONE __ Moi, je ne suis pas le roi. Il ne faut pas que je donne l'exemple, moi... Ce qui lui passe par la tête, la petite Antigone, la sale bête, l'entêtée, la mauvaise, et puis on la met dans un coin ou dans un trou. Et c'est bien fait pour elle. Elle n'avait qu'à ne pas désobéir.
ISMENE __ Allez ! Allez ! ... Tes sourcils joints, ton regard droit devant toi et te voilà lancée sans écouter personne. Ecoute-moi. J'ai raison plus souvent que toi.
ANTIGONE __ Je ne veux pas avoir raison.
ISMENE __ Essaie de comprendre au moins !
ANTIGONE __ Comprendre... Vous n'avez que ce mot-là dans la bouche, tous, depuis que je suis toute petite. Il fallait comprendre qu'on ne peut pas toucher à l'eau, à la belle et fuyante eau froide parce que cela mouille les dalles, à la terre parce que cela tache les robes. Il fallait comprendre qu'on ne doit pas manger tout à la fois, donner tout ce qu'on a dans ses poches au mendiant qu'on rencontre, courir, courir dans le vent jusqu'à ce qu'on tombe par terre et boire quand on a chaud et se baigner quand il est trop tôt ou trop tard, mais pas juste quand on en a envie ! Comprendre. Toujours comprendre. Moi, je ne veux pas comprendre. Je comprendrai quand je serai vieille. (Elle achève doucement.) Si je deviens vieille. Pas maintenant.
ISMENE __ Il est plus fort que nous, Antigone. Il est le roi. Et ils pensent tous comme lui dans la ville. Ils sont des milliers et des milliers autour de nous, grouillant dans toutes les rues de Thèbes.
ANTIGONE __ Je ne t'écoute pas.
ISMENE __ Ils nous hueront. Ils nous prendront avec leurs mille bras, leurs mille visages et leur unique regard. Ils nous cracheront à la figure. Et il faudra avancer dans leur haine sur la charrette avec leur odeur et leurs rires jusqu'au supplice. Et là, il y aura les gardes avec leurs têtes d'imbéciles, congestionnés sur leurs cols raides, leurs grosses mains lavées, leur regard de bœuf -qu'on sent qu'on pourra toujours crier, essayer de leur faire comprendre, qu'ils vont comme des nègres et qu'ils feront tout ce qu'on leur a dit scrupuleusement, sans savoir si c'est bien ou mal... Et souffrir ? Il faudra souffrir, sentir que la douleur monte, qu'elle est arrivée au point où l'on ne peut plus la supporter ; qu'il faudrait qu'elle s'arrête, mais qu'elle continue pourtant et monte encore, comme une voix aiguë... Oh ! je ne peux pas, je ne peux pas...
ANTIGONE __ Comme tu as bien tout pensé !
ISMENE __ Toute la nuit. Pas toi ?
ANTIGONE __ Si, bien sûr.
ISMENE __ Moi, tu sais, je ne suis pas très courageuse.
ANTIGONE, doucement. __ Moi non plus. Mais qu'est-ce que cela fait ?
Il y a un silence, Ismène demande soudain :
ISMENE __ Tu n'as donc pas envie de vivre, toi ?
ANTIGONE, murmure. __ Pas envie de vivre... (Et plus doucement encore, si c'est possible.) Qui se levait la première, le matin, rien que pour sentir l'air froid sur sa peau nue ? Qui se couchait la dernière, seulement quand elle n'en pouvait plus de fatigue, pour vivre encore un peu plus la nuit ? Qui pleurait déjà toute petite, en pensant qu'il y avait tant de petites bêtes, tant de brins d'herbe dans le près et qu'on ne pouvait pas tous les prendre ?
ISMENE, a un élan soudain vers elle. __ Ma petite sœur...
ANTIGONE, se redresse et crie. __ Ah, non ! Laisse-moi! Ne me caresse pas ! Ne nous mettons pas à pleurnicher ensemble, maintenant. Tu as bien réfléchi, tu dis ? Tu penses que toute la ville hurlante contre toi, tu penses que la douleur et la peur de mourir c'est assez ?
ISMENE, baisse la tête. __ Oui
ANTIGONE __ Sers-toi de ces prétextes.
ISMENE, se jette contre elle. __ Antigone ! Je t'en supplie! C'est bon pour les hommes de croire aux idées et de mourir pour elles. Toi, tu es une fille.
ANTIGONE, les dents serrées. __ Une fille, oui. Ai-je assez pleuré d'être une fille !
ISMENE __ Ton bonheur est là devant toi et tu n'as qu'à le prendre. Tu es fiancée, tu es jeune, tu es belle...
ANTIGONE, sourdement. __ Non, je ne suis pas belle.
ISMENE __ Pas belle comme nous, mais autrement. Tu sais bien que c'est sur toi que se retournent les petits voyous dans la rue ; que c'est toi que les petites filles regardent passer, soudain muettes, sans pouvoir te quitter des yeux jusqu'à ce que tu aies tourné le coin.
ANTIGONE, a un imperceptible sourire. __ Des voyous, des petites filles...
ISMENE, après un temps. __ Et Hémon, Antigone ?
ANTIGONE, fermée __ Je parlerai tout à l'heure à Hémon: Hémon sera tout à l'heure une affaire réglée.
ISMENE __ Tu es folle.
ANTIGONE, sourit. __ Tu m'as toujours dit que j'étais folle, pour tout, depuis toujours. Va te recoucher, Ismène... Il fait jour maintenant, tu vois, et, de toute façon, je ne pourrai rien faire. Mon frère mort est maintenant entouré d'une garde exactement comme s'il avait réussi à se faire roi. Va te recoucher. Tu es toute pâle de fatigue.
ISMENE __ Et toi ?
ANTIGONE __ Je n'ai pas envie de dormir... Mais je te promets que je ne bougerai pas d'ici avant ton réveil. Nourrice va m'apporter à manger. Va dormir encore. Le soleil se lève seulement. Tu as les yeux tout petits de sommeil. Va...
ISMENE __ Je te convaincrai, n'est-ce pas? Je te convaincrai? Tu me laisseras te parler encore?
ANTIGONE, un peu lasse. __ Je te laisserai me parler, oui. Je vous laisserai tous me parler. Va dormir maintenant, je t'en prie. Tu serais moins belle demain. (Elle la regarde sortir avec un petit sourire triste, puis elle tombe soudain lasse sur une chaise.) Pauvre Ismène !