"Antigone", scène 6: Bouchriha.JPGAntigone et Hémon

Questionnaire : 20 questions

  
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Scène 6 : Antigone et Hémon

ANTIGONE __ Non, nounou. (Hémon paraît). Voilà Hémon. Laisse-nous, nourrice. Et n'oublie pas ce que tu m'as juré.
La nourrice sort.
ANTIGONE, court à Hémon. __ Pardon, Hémon, pour notre dispute d'hier soir et pour tout. C'est moi qui avais tort. Je te prie de me pardonner.
HEMON __ Tu sais bien que je t'avais pardonné, à peine avais-tu claqué la porte. Ton parfum était encore là et je t'avais déjà pardonné. (Il la tient dans ses bras, il sourit, il la regarde.) À qui l'avais-tu volé, ce parfum ?
ANTIGONE __ À Ismène.
HEMON __ Et le rouge à lèvres, la poudre, la belle robe ?
ANTIGONE __ Aussi.
HEMON __ En quel honneur t'étais-tu faite si belle ?
ANTIGONE __ Je te le dirai. (Elle se serre contre lui un peu plus fort) Oh ! mon chéri, comme j'ai été bête ! Tout un soir gaspillé. Un beau soir.
HEMON __ Nous aurons d'autres soirs, Antigone.
ANTIGONE __ Peut-être pas.
HEMON __ Et d'autres disputes aussi. C'est plein de disputes, un bonheur.
ANTIGONE __ Un bonheur, oui... Ecoute, Hémon.
HEMON __ Oui.
ANTIGONE __ Ne ris pas ce matin. Sois grave.
HEMON __ Je suis grave.
ANTIGONE __ Et serre-moi. Plus fort que tu ne m'as jamais serrée. Que toute ta force s'imprime dans moi.
HEMON __ Là. De toute ma force.
ANTIGONE, dans un souffle. __ C'est bon. (Ils restent un instant sans rien dire, puis elle commence doucement.)
Ecoute, Hémon.
HEMON __ Oui.
ANTIGONE __ Je voulais te dire ce matin... Le petit garçon que nous aurions eu tous les deux...
HEMON __ Oui.
ANTIGONE __ Tu sais, je l'aurais bien défendu contre tout.
HEMON __ Oui, Antigone.
ANTIGONE __ Oh ! Je l'aurais serré si fort qu'il n'aurait jamais eu peur, je te le jure. Ni du soir qui vient, ni de l'angoisse du plein soleil immobile, ni des ombres... Notre petit garçon, Hémon ! Il aurait eu une maman toute petite et mal peignée -mais plus sûre que toutes les vraies mères du monde avec leurs vraies poitrines et leurs grands tabliers. Tu le crois, n'est-ce pas ?
HEMON __ Oui, mon amour.
ANTIGONE __ Et tu crois aussi, n'est-ce pas, que toi, tu aurais eu une vraie femme ?
HEMON, la tient. __ J'ai une vraie femme.
ANTIGONE, crie soudain, blottie contre lui. __ Oh ! tu m'aimais, Hémon, tu m'aimais, tu en es bien sûr, ce soir là?
HEMON, la berce doucement. __ Quel soir ?
ANTIGONE __ Tu es bien sûr qu'à ce bal où tu es venu me chercher dans mon coin, tu ne t'es pas trompé de jeune fille ? Tu es sûr que tu n'as jamais regretté depuis, jamais pensé, même tout au fond de toi, même une fois, que tu aurais plutôt dû demander Ismène ?
HEMON __ Idiote !
ANTIGONE __ Tu m'aimes, n'est-ce pas ? Tu m'aimes comme une femme ? Tes bras qui me serrent ne mentent pas ? Tes grandes mains posées sur mon dos ne mentent pas, ni ton odeur, ni ce bon chaud, ni cette grande confiance qui m'inonde quand j'ai la tête au creux de ton cou ?
HEMON __ Oui, Antigone, je t'aime comme une femme.
ANTIGONE __ Je suis noire et maigre. Ismène est rose et dorée comme un fruit.
HEMON, murmure. __ Antigone...
ANTIGONE __ Oh ! Je suis toute rouge de honte. Mais il faut que je sache ce matin. Dis la vérité. je t'en prie. Quand tu penses que je serai à toi, est-ce que tu sens au milieu de toi comme un grand trou qui se creuse, comme quelque chose qui meurt ?
HEMON __ Oui, Antigone.
ANTIGONE, dans un souffle, après un temps. __ Moi, je sens comme cela. Et je voulais te dire que j'aurais été très fière d'être ta femme, ta vraie femme, sur qui tu aurais posé ta main, le soir, en t'asseyant, sans penser, comme sur une chose bien à toi. (Elle s'est détachée de lui, elle a pris un autre ton.) Voilà. Maintenant, je vais te dire encore deux choses. Et quand je les aurais dites, il faudra que tu sortes sans me questionner. Même si elles te paraissent extraordinaires, même si elles te font de la peine. Jure-le-moi.
HEMON __ Qu'est-ce que tu vas me dire encore ?
ANTIGONE __ Jure-moi d'abord que tu sortiras sans rien me dire. Sans même me regarder. Si tu m'aimes, jure-le-moi. (Elle le regarde avec son pauvre visage bouleversé.) Tu vois comme je te le demande, jure-le-moi, s'il te plaît, Hémon... C'est la dernière folie que tu auras à me passer.
HEMON __ Je te le jure.
ANTIGONE __ Merci. Alors, voilà. Hier. d'abord. Tu me demandais tout à l'heure pourquoi j'étais venue avec une robe d'Ismène, ce parfum et ce rouge à lèvres. J'étais bête. Je n'étais pas très sûre que tu me désires vraiment et j'avais fait tout cela pour être un peu plus comme les autres filles, pour te donner envie de moi.
HEMON __ C'était pour cela ?
ANTIGONE __ Oui. Et tu as ri, et nous nous sommes disputés et mon mauvais caractère a été le plus fort, je me suis sauvée. (Elle ajoute plus bas.) Mais j'étais venue chez toi pour que tu me prennes hier soir, pour que je sois ta femme avant. (Il recule, il va parler, elle crie.) Tu m'as juré de ne pas me demander pourquoi. Tu m'as juré, Hémon ! (Elle dit plus bas, humblement.) Je t'en supplie... (Et elle ajoute, se détournant, dure.) D'ailleurs, je vais te dire. Je voulais être ta femme quand même parce que je t'aime comme cela, moi, très fort, et que je vais te faire de la peine, ô mon chéri, pardon ! que jamais, jamais, je ne pourrai t'épouser. (Il est resté muet de stupeur, elle court à la fenêtre, elle crie.) Hémon, tu me l'as juré ! Sors. Sors tout de suite sans rien dire. Si tu parles, si tu fais un seul pas vers moi, je me jette par cette fenêtre. Je te le jure, Hémon. Je te le jure sur la tête du petit garçon que nous avons eu tous les deux en rêve, du seul petit garçon que j'aurai jamais. Pars maintenant, pars vite. Tu sauras demain. Tu sauras tout à l'heure. (Elle achève avec un tel désespoir qu'Hémon obéit et s'éloigne.) S'il te plaît, pars, Hémon. C'est tout ce que tu peux faire encore pour moi, si tu m'aimes. (Il est sorti. Elle reste sans bouger, le dos à la salle, puis elle referme la fenêtre, elle vient s'asseoir sur une petite chaise au milieu de la scène, et dit doucement, comme étrangement apaisée.) Voilà. C'est fini pour Hémon, Antigone.